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Face à l’impérieuse transition écologique, à une guerre fratricide au cœur du continent et à l’élection du président américain, les Européens réalisent qu’ils sont dans une communauté de destin. Cette conscience européenne exige de prendre de la hauteur géographique, historique, voire philosophique.

Kairos ! Pour les Grecs anciens le kairos est le moment opportun et même décisif pour agir. Les Européens, leurs héritiers, vivent un de ces moments. Tentons de mesurer la situation dans laquelle nous sommes.

La grande Europe et l’Union européenne

La distinction, élémentaire, entre l’Europe et l’Union européenne est décisive. Le raccourci consistant à dire ou écrire « l’Europe » pour « l’Union européenne » est une source constante de confusion. L’Union européenne compte 27 Etats peuplés de 446 millions de personnes. Elle est née en 1957 de la réunion de six Etats au sein de la Communauté Economique Européenne. Le PIB de l’UE est comparable à ceux des USA et de la Chine.

La grande Europe, l’Europe géographique, de l’Atlantique à l’Oural, compte 45 Etats, 48 si on inclut les Etats caucasiens. Elle a une superficie d’un peu plus de 10 millions de kilomètres carrés. Pourtant l’Oural n’est qu’une frontière conventionnelle, datant du milieu du XIX° siècle. Moins élevé que les Vosges, avec les mêmes êtres humains, voire faune et flore de chaque côté. La pointe extrême de la grande Europe, comme on l’appelle couramment, est de fait Vladivostok, depuis que sa région a été achetée par les Russes en 1858. La grande Europe porte bien son nom: avec plus de 22 millions de kilomètres carrés et 740 millions d’habitants.

Il faut enfin intégrer un autre fait d’importance: le monde compte plus d’un milliard d’Européens, en incluant les diverses populations d’origine européenne installées en Amérique du Nord et du Sud, en Asie du Nord, en Afrique du Sud, en Australie, en Nouvelle-Zélande… L’ensemble de leurs descendants, qui constituent la diaspora européenne, est évalué à environ 500 millions de personnes. Bien évidemment ces personnes, dont les familles sont arrivées sur d’autres continents parfois depuis des siècles, se considèrent comme des autochtones.  L’humanité, huit milliards d’êtres humains, compte 1,2 milliard d’Européens.

En l’an 2800 de l’Ere européenne.

Les Grecs dataient à partir de la création des Jeux Olympiques, soit en l’an 776 av JC selon le calendrier actuel. A l’ampleur géographique de l’Europe correspond une profondeur historique. Denis de Rougement a pu intituler un de ses livres « Vingt-huit siècles d’Europe. La conscience européenne à travers les textes. D’Hésiode à nos jours ». Denis de Rougemont était un universitaire, écrivain et essayiste suisse passionné par l’Europe. Ses nombreux ouvrages sont tous accessibles grâce à l’Université de Genève.  S’ils sont datés pour avoir été écrits après la deuxième mondiale, lors de la confrontation entre les USA et l’URSS, leur inspiration profonde et ses arguments restent éclairants pour les Européens actuels. Denis de Rougemont affirme avec humour et concision : « Je pense, donc j’en suis… ».

Il développe les raisons de l’engagement européen dans sa «  Lettre ouverte aux Européens » sous forme de dilemme :

– « Ou bien vous êtes Français d’abord et à jamais, ou Tchèques, ou Suisses, et vous croyez devoir à cause de cela refuser l’union de l’Europe. Mais un jour vous découvrirez que vous n’êtes plus réellement Français, Tchèques ou Suisses, que vous ne l’êtes plus qu’à titre honorifique, par simple routine administrative survivant aux conditions de fait, comme il arrive, car vous serez Américains ou Soviétiques par allégeance obligatoire, économique, sociale ou idéologique ». Aujourd’hui nous dirons : noyés dans la mondialisation.

– « Ou bien vous choisissez l’union de l’Europe, et vous fondez le seul pouvoir capable de sauvegarder votre être national et régional, vos manières d’être différents, votre droit à rester vous-mêmes. En d’autres termes : si vous n’existez pas en tant qu’Européens, vous n’existerez plus, ou pas longtemps, en tant que Français, Tchèques ou Suisses. Vous serez colonisés l’un après l’autre, et insensiblement dénaturés par le dollar… ». Aujourd’hui nous dirons : soumis au capitalisme financier.

Tout le débat sur l’Union européenne, tel qu’il se déroule au sein de la Ligue, dans les Cercles, et partout en Europe, est le suivant : l’UE est-elle vecteur du libéralisme financier sans règles ou est-elle protectrice en réaffirmant la primauté des droits humains, politiques, sociaux et culturels tels qu’ils ont émergé dans l’histoire tumultueuse de l’Europe ? L’UE existe. Que souhaitons-nous en faire ?

En 1946 il organise à Genève des rencontres internationales intitulées « L’esprit européen ». Elles rassemblent la fine fleur des intellectuels de l’époque : Georg Lukacs, Stephen Spender, Georges Bernanos, Jean Wahl, Karl Jaspers, Jean Guéhenno… En quoi cet esprit européen fonde-t-il nos libertés politiques, sociales et culturelles ?

Humanitas, felicitas, libertas

Entre mille auteurs possibles, nous lirons une des plus brillantes et des plus profondes : Marguerite Yourcenar. Ses « Mémoires d’Hadrien » font partie des chefs d’œuvre de la littérature européenne. En voici un extrait, qui donne à sa façon une définition de l’esprit européen. Hadrien : « Humanitas, felicitas, libertas (Humanité, bonheur, liberté): ces beaux mots qui figurent sur les monnaies de mon règne, je ne les ai pas inventées. N’importe quel philosophe grec, presque tout Romain cultivé se propose du monde la même image que moi… Je me félicitais que notre passé fut assez long pour nous fournir d’exemples, et pas assez lourd pour nous en écraser; que le développement de nos techniques fut arrivé à ce point où il facilitait l’hygiène des villes, la prospérité des peuples, et pas à cet excès où il risquerait d’encombrer l’homme d’acquisitions inutiles; que nos arts, arbres un peu lassés par l’abondance de nos dons, fussent encore capables de fruits délicieux. Je me réjouissais que nos religions vagues et vénérables, décantées de toute intransigeance ou de tout rite farouche, nous associent mystérieusement aux songes les plus antiques de l’homme et de la terre, mais sans nous interdire une explication laïque des faits, une vue rationnelle de la conduite humaine ».

A nous d’agir et de décider en citoyens d’Europe…