Sélectionner une page

Comment peut-on être Européen ?

Face à la guerre civile européenne

Politique

Encore une fois une guerre fratricide se déroule au cœur de notre continent. La civilisation européenne a connu bien des guerres en son sein au cours de ses 28 siècles d’existence si on prend pour point de départ le calendrier grec. Celui-ci datait à partir de la fondation des Jeux Olympiques en l’an 776 avant notre ère. Elle a connu aussi de longues périodes de paix. Comme toutes les autres civilisations. Ce que les penseurs modernes de l’Europe recherchent, c’est d’établir un lien politique et culturel suffisamment fort entre tous les peuples pour rendre cette paix définitive.

Au siècle des Lumières le « Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe » de l’abbé de Saint-Pierre paru en 1713 est un modèle du genre. Avant lui, Érasme et sa « Querella Pacis » de 1517 ou Vitoria, avec ses « Leçons sur les Indiens et le droit de guerre » en 1539, ont ouvert la voie. Les écrits se sont multipliés, grâce aux plus grandes plumes, Montesquieu, Sully, Jean-Jacques Rousseau, Jérémy Bentham, William Penn, Emmanuel Kant… et des centaines d’autres auteurs. Tous l’ont écrit, d’une façon ou d’une, la guerre entre peuples membres d’une même civilisation est une forme de guerre civile, une guerre interne considérée comme d’autant plus néfaste.

C’est aussi bien sûr la façon de voir des démocrates chrétiens et des socialistes qui, après la chute de la dictature nazie, ont mis sur pied la Communauté européenne devenue Union européenne. C’est toute la période allant du début de la première guerre mondiale, en 1914, à la fin de la deuxième guerre mondiale, en 1945, qui a été qualifiée de « guerre civile européenne ». L’historien italien Enzo Traverso y a consacré un livre qui fait référence. « 1914-1945. La guerre civile européenne » (Hachette Pluriel).

Enzo Traverso constate  que de nombreux observateurs et historiens ont adopté l’expression « guerre civile européenne ». Il s’emploie dans son livre à en faire l’objet d’une conceptualisation rigoureuse et à en donner une étude d’ensemble. La notion a été reprise notamment par l’historien allemand Ernest Nolte qui a donné en 1989 ce titre à un de ses livres sous titré « National-socialisme et bolchevisme ». Il réduite le premier à une réaction au second. Selon lui « Les fascismes ne sont, en grande partie, que des réactions à cette menace bolchevique ». Ce qui déclenché une virulente « querelle des historiens ».

Enzo Traverso critique les thèses de Ernest Nolte et montre la pertinence de l’usage antérieur de la notion. Le premier à l’avoir utilisée est, dans l’état actuel des connaissances, est le peintre expressionniste allemand Franz Marc, membre du groupe Le Cavalier bleu, dans une lettre envoyée depuis Verdun avant sa mort sur le front en 1916. Enzo Traverso montre que l’expression peut être reprise pour qualifier deux autres périodes d’affrontements entre les nations européennes. La première est la guerre de Trente ans de 1618 à 1648. Elle se termine avec les traités de Westphalie qui donne naissance à un système stable de relations fondé sur l’équilibre entre les Etats. On appellera plus tard cette régulation juridique le jus publicum europeum.

Enzo Traverso décrit un deuxième cycle de guerre civile européenne allant de 1792 à 1804. La Révolution française induit un bouleversement politique et social à l’échelle du continent. Malgré les avertissements de Robespierre au club des Jacobins le 2 janvier 1792 « La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ». Rois et empereurs se ligueront contre la République, et Napoléon poussera son empire jusqu’à la défaite de Waterloo.

Avant ces trois grands cycles d’affrontements de plus en plus meurtriers, entre eux et après eux les conflits ne seront pas rares. Ils peuvent être qualifiés comme des épisodes de cette guerre civile européenne récurrente. N’est-ce pas le cas de la guerre déclenchée par Vladimir Poutine en décidant de l’invasion de l’Ukraine ? Une nouvelle fois des peuples européens se battent entre eux. Se joue à la fois l’héritage pas si lointain de la rivalité entre l’URSS et les USA durant la guerre froide, l’effondrement de la première, l’essor de l’OTAN, et le nationalisme obtus de Vladimir Poutine. Cette guerre fratricide fait le malheur du peuple ukrainien comme du peuple russe. Elle fait le malheur de tous les peuples européens dont la civilisation commune pourrait se traduire concrètement par la mise en valeur partagée d’un continent immense.

Illustrations (de haut en bas) :
Bas relief du Musée national d’histoire de l’Ukraine pendant la deuxième guerre mondiale.
Couverture du livre « 1914-1945. La guerre civile européenne » d’Enzo Traverso.
Les loups dans la guerre des Balkans. Franz Marc. 1913.
L’apothéose de la guerre. Vassili Verechtchaguine. 1871.
Monument de morts. Strasbourg. Léon-Ernest Drivier. 1936. Inscription « A nos morts » sans préciser la nationalité.