Si on trouve le nom d’Edgar Quinet sur nombre d’avenues et d’écoles, son œuvre est presque effacée par celles de Jules Michelet et de Victor Hugo. Elle est pourtant de grande qualité comme de grande ampleur. Elle est surtout une ressource pour comprendre le monde tel qu’il est devenu et une inspiration pour le changer dans un sens progressiste.
Qui fut Edgar Quinet ? Consultons le Petit Larousse Illustré : « Quinet, Edgar : Bourg-en-Bresse 1803-Paris 1875, historien français. Professeur au Collège de France, il fut suspendu en 1846 pour son anticléricalisme. Député en 1848, proscrit après le coup d’État du 2 décembre 1851, rentré en France en 1870, député en 1871, il fut le maître à penser de la République laïque. ». Une merveille de concision. On devine le tumulte de la vie d’Edgar Quinet, la richesse de son œuvre. Mais que peut-il apporter nous apporter aujourd’hui ?
Edgar Quinet est un enfant de la Bresse, familier du monde paysan bien que membre de la petite bourgeoisie. Tout au long de ses écrits il ne cessera de célébrer, de chanter cette province et ses habitants. Dans sa grande œuvre poétique méconnue intitulée Merlin, l’enchanteur s’adresse à Jacques Bonhomme, l’homme du peuple. Celui-ci est bressan. Il évoque le fleuve qui traverse sa petite patrie : « Avez-vous vu le torrent de l’Ain, à l’endroit où le rocher aigu s’avance pour lui fermer le passage ? Vous diriez que le torrent est vaincu. Mais au contraire, il s’avance plus fier, après avoir regardé de près, dans ses gouffres bleuâtres, le roc qui voulait l’enchaîner ». C’est dans cet ancrage qu’Edgar Quinet puisera la force pour devenir un grand républicain et un humaniste européen.
Quinet républicain français
À 17 ans, il s’élance vers Paris. C’est la Restauration. Quinet ne peut le supporter : « Il nous a été donné de voir un grand peuple, après qu’il a dépensé trois millions d’hommes sur plus de cent champs de bataille, demeurer sur la vieille base du moyen âge ». Quinet devient un républicain convaincu et sera élu comme tel. Il sera membre de l’Assemblée constituante en 1848 et de l’Assemblée nationale en 1871. Il conservera toujours son esprit critique. En 1865, il publie La Révolution, livre dans lequel il est un des premiers à critiquer la période de la Terreur. Républicain résolu, Edgar Quinet fut un laïque de premier. Les cours sur les Jésuites qu’il a donné en alternance avec Jules Michelet au Collège de France furent des évènements littéraires comme politiques.
Sa pensée politique profonde est l’union des classes productives, des ouvriers démocrates jusqu’aux bourgeois républicains. Dans son Avertissement au pays de 1840, il souligne : « Je suis tenté de croire que le plus grand vice vient de leur séparation et que le salut n’est possible qu’en les cimentant, en les ralliant les uns aux autres ». C’est un projet comparable au bloc historique rassemblant le monde ouvrier et le monde des classes moyennes, tel qu’il sera prôné bien plus tard par Antonio Gramsci.
Le patriotisme républicain d’Edgar Quinet est à l’opposé du nationalisme. A l’époque, il existait une évidence : le patriotisme est l’amour du peuple, le nationalisme est un mépris, voire une haine à l’égard d’autres peuples. Un historien républicain comme Alphonse Aulard l’avait dit d’un trait : « Le patriotisme consiste à continuer l’œuvre de la Révolution ». Observation approfondie dans l’entre-deux guerres par Henri Lefebvre dans son livre Le nationalisme contre les nations. La valeur positive de l’enracinement politique et culturel d’Edgar Quinet tient à ce qu’il reconnaît la valeur positive de l’enracinement des autres. Tout au long de sa vie, il sera attentif à ce que nous appelons aujourd’hui les identités culturelles. Il parcourt l’Europe, scrute son histoire et célèbre ses peuples qui aspirent à la liberté.
Quinet humaniste européen
Edgar Quinet écrit sur l’Europe comme il écrit sur la France, en associant la recherche de l’idéal au goût de la beauté. Lors de son premier voyage en Espagne, il s’enflamme : « Si le jour doit venir où brisant ton blason, tu accepte le servage de la Bourse, où tu laisses pénétrer dans tes créneaux, gardés jusqu’ici par l’âme d’Arioste et de Cervantès, l’esprit du parvenu, l’infatuation du bourgeois et la prose de ce siècle, c’est qu’il n’y aura plus sur terre un point où la poésie puisse descendre sans souillure ».
Dans une de ses plus grandes œuvres, De la Grèce moderne et de ses rapports avec l’Antiquité, il écrit : « Quelquefois nous nous sommes demandé quelle poésie et quelle forme d’art renvoyaient ces montagnes et ce peuple… C’est au génie de nos villes à aller s’y armer et s’y tremper d’acier. Peut-être est-ce l’impression de la Grèce antique, que ce foyer de lumières, qui des montagnes, des vallées, des eaux, des pierres, des arbres, afflue dans votre pensée, et en chasse toutes les ombres ». Pour mémoire, c’est l’époque où les Grecs se soulèvent après des siècles d’occupation par l’empire turc ottoman. À l’instar de Byron et de bien d’autres écrivains, Edgar Quinet soutiendra concrètement ce mouvement de libération.
Notre héros écrit aussi sur l’Italie, la Pologne, le Portugal… et sur l’Allemagne. Ce pays le fascine presque autant que la Grèce. Dès son arrivée à Paris, il fréquente les cercles germanophiles. Il séjourne plusieurs années en Allemagne. Il traduit le célèbre et souvent mal compris ouvrage de Herder : Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité. Il y rencontre sa première épouse Minna. Edgar Quinet sera un des premiers à s’alarmer de la naissance du nationalisme allemand qu’il dénonce dans des articles virulents. Il ira jusqu’à réclamer la francisation de toute la rive gauche du Rhin ! La deuxième épouse d’Edgar Quinet, Hermione, est d’origine roumaine. Elle sera aussi sa collaboratrice efficace.
Consécration : la chaire d’Edgar Quinet au Collège de France porte sur les littératures de l’Europe du Midi. Il avait été pressenti pour les littératures du Nord, en particulier germaniques, mais sa critique du nationalisme naissant fait craindre des incidents diplomatiques. Lors de ses exils, il vivra en Belgique et en Suisse. Les personnes connaissant l’Europe aussi bien que lui sont rares.
Érudit, voyageur, collaborateur de revues prestigieuses, député à deux reprises, auteur d’une trentaine de livres, colonel de la Garde nationale, poète, professeur au Collège de France… Edgar Quinet s’est résolument engagé sur la République, la laïcité, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’Europe et ses peuples… Or toutes ces questions se posent aujourd’hui à nous avec la même force et avec une urgence plus grande car l’histoire s’accélère. Il ne s’agit pas de transposer mécaniquement ses actes, ses choix politiques. Il s’agit de retrouver leur inspiration profonde. Même quand tout semble perdu, en exil. Il nous y invite en poète dans une de ses œuvres qu’il affectionnait le plus, son Merlin. Il nous tend la main : « Toi qui me lis, empare toi à ton tour de ce rameau de coudrier que je te transmets ».