Comment peut-on être Européen ?
Anne Nivat, à la rencontre des Ukrainiens et des Russes.
Dans son dernier livre « La haine et le déni » (Flammarion), Anne Nivat, reporter de guerre, délaisse les considérations géopolitiques, et va à la rencontre des êtres humains entraînés dans un conflit fratricide, Ukrainiens comme Russes.
Digne héritière de son père Georges Nivat dont les travaux sur la Russie sont des références, Anne Nivat, docteur en Sciences Politiques et reporter de guerre, a assurément une personnalité fascinante, qu’on retrouve dans ses expéditions, ses livres, et jusque sur son compte sur Instagram. Son courage, physique comme intellectuel, est frappant. Il apparaît dès sa première enquête, de 1999 à 2001, en immersion clandestine au cœur du conflit en Tchétchénie pour le quotidien Libération. Elle reçoit le Prix Albert Londres et en tire un livre : « Chienne de guerre » (repris en Livre de poche). Son titre est aussi évocateur que ceux des suivants parmi lesquels: « Lendemains de guerre en Afghanistan et en Irak », « Islamistes, comment ils nous voient », « Par les monts et les plaines d’Asie centrale », « Bagdad zone rouge »…
Sous titré « Avec les Ukrainiens et les Russes dans la guerre », le dernier livre d’Anne Nivat « La haine et le déni » est paru chez Flammarion. Il s’ouvre avec une déclaration on ne peu plus claire : « Je l’écris une fois pour toutes : dans cette guerre qui a débuté le 24 février 2022, la Russie est l’agresseur. Elle a envahi son voisin, violé sa souveraineté, nié son identité ». Anne Nivat entend faire son métier de journaliste en documentant le conflit, en enregistrant les témoignages… Pour ce faire elle choisi de les présenter en alternant les chapitres consacrés aux Ukrainiens et aux Russes.
Le livre est dédié à Oleg, combattant ukrainien, descendant de cosaque, engagé dès 2014 où il perd un pied sur un champ de mines, mort en mai 2023 près de la ville de Bakhmout. Tous les témoins ne sont pas des guerriers. La plupart, même soldats, subissent les hostilités. Ainsi, du côté ukrainien, Sacha, qui fut chargé de relations publiques pour une chaîne de supermarché, qui s’est rallié à Volodymyr Zelensy, après l’avoir critiqué pour ses relations avec des oligarques. Ou Vika, écolière lors de la révolution orange en 2004 qui s’effare devant la déshumanisation des belligérants. Nous entendons aussi un paysan devenu député de la « Plateforme d’opposition-Pour la vie » qui a désésperément tenté d’éviter le conflit. Et même, en Crimée, un groupe, regroupé autour d’un prêtre, qui affirme : « Nous Russes d’Ukraine, nous n’avons pas besoin de la protection de l’armée russe ».
Car rien n’est simple pour des peuples qui héritent d’une histoire complexe, trop souvent manipulée. Entre la haine, qui se développe d’autant plus que les exactions de certaines troupes russes sont révélées, et le déni, celui d’une intrication des identités et des langues, jusque même dans certains couples. Du côté russe, Anne Nivat nous fait rencontrer des ultra-nationalistes (Photo ci-contre prise en 2017). Par exemple Natalia, ex députée, qui a travaillé aux Nations Unies. Et Igor, de père russe et de mère ukrainienne, qui récuse le droit des Ukrainiens à être une nation, face à son épouse, Irina, consternée par la guerre. Des Tchétchènes, ralliés à Vladimir Poutine, et des Bouriates, devenus de la chair à canon dans l’armée russe, parlent aussi.
Ainsi Anne Nivat relate un grand nombre de tranches de vie, et de morts dramatiques. Tout cela révèle que ce conflit ne peut être que sans vainqueur, quelle que soit son issue. Pour les intellectuels du Sud global il est vu comme une guerre entre Européens, une guerre civile à l’échelle d’un continent dont les peuples ont plus que jamais besoin de paix. Comment ne pas adhérer à ce qu’écrit Anne Nivat ? « Je hais cette guerre. Je hais tous ceux qui croient qu’en la menant ils ont raison et qu’ils y gagneront quelque chose. Je hais ceux qui l’ont commencée. Je hais ceux qui la poursuivent… ».