Esprit européen, esprit critique.
L’histoire culturelle de l’Europe se caractérise notamment par la forte présence de l’esprit critique. L’enquête menée par Hérodote dans le monde connu à son époque en est un des premiers et un des meilleurs exemples.
Bien évidemment l’esprit critique s’est manifesté dans toutes les civilisations, de mille et une façons: de la plaisanterie au manifeste politique en passant par la chanson, le graffiti, le livre, les œuvres d’art, les manifestations populaires, les témoignages… En Europe, c’est dans l’Antiquité grecque que prend naissance cet esprit critique, cette analyse rationnelle et systématique de la réalité. Une des premières grandes œuvres illustrant cet esprit critique est l’enquête que Hérodote a menée en parcourant le monde connu à son époque.
Admirateur d’Homère, Hérodote ne se veut pourtant pas poète. Ecrivant bien après lui, au V° siècle avant JC, il entreprend de décrire méthodiquement le monde connu à son époque à la suite de la guerre entre Perses et Grecs. Hérodote est né à Halicarnasse en Ionie, haut lieu de naissance de la philosophie et de l’investigation rationnelle. Il a vécu à l’époque de Périclès, à Athènes, période exceptionnelle où fleurissent la démocratie et les arts. Il s’installera ensuite en Italie méridionale. Nous ne savons que peu de chose de sa vie, sinon l’ampleur de ses voyages qui fournissent la matière de son œuvre: « L’Enquête », traduction exacte du grec « historiè ».
« L’Enquête » est la première grande œuvre grecque en prose intégralement conservée. Elle se lit toujours avec le plus grand plaisir. Elle est de grande ampleur. Elle était lue par fragments devant les publics les plus divers. Nous pouvons la lire de façon linéaire ou y piocher au hasard les pages relatant la vie de Crésus, roi de Lydie, la description des mœurs des redoutables Scythes (qu’il est le premier à décrire) ou la vénération des chats en Egypte. Hérodote raconte ses voyages et ses échanges avec les peuples rencontrés avec simplicité. Il faut rendre hommage à sa meilleure traductrice, Andrée Barguet, pour avoir réussi à allier la rigueur de la transcription à la qualité littéraire. Nous disposons grâce à elle de l’œuvre, intégralement publiée par Gallimard dans la collection Pléiade reprise dans la collection Folio. Plutarque, trois siècles après Hérodote, lui consacre un traité. Il saluera : « Le style simple et facile, sa diction naturelle et coulante ». Plutarque est pourtant très remonté contre Hérodote auquel il reproche de ne pas être assez favorable aux Grecs.
Et il est vrai qu’Hérodote s’est fait un devoir d’impartialité dans ses investigations, ses recensions, ses descriptions de mœurs… Son esprit critique, l’esprit critique grec, se déploie ainsi sur des centaines de pages, avec une volonté d’objectivité manifeste. Il raconte les Grecs comme les Barbares, sans donner à ce terme un sens péjoratif. Le menaçant empire perse, la fascinante Egypte, la décadente Babylone, et les peuples plus lointains sont décrits posément. Hérodote ouvre son inventaire des mœurs des Egyptiens ainsi : « Je vais maintenant parler longuement de l’Egypte, car nul autre pays au monde ne contient autant de merveilles, et nul autre pays ne présente autant d’ouvrages qui défient toute description ». Il reste le plus neutre possible : « Ces récits des Egyptiens, qu’on les accepte si l’on les juge dignes de foi ; pour moi mon seul dessein dans cet ouvrage est de consigner ce que j’ai pu entendre dire aux uns et aux autres ».
Dans une enquête aussi vaste, Hérodote pourra parfois être pris en défaut dans la description de faits ou dans l’acceptation d’affirmations. Il rapporte par exemple des paroles d’oracles (dont ceux de la Pythie à Delphes) sans commentaire, même si il met en doute certains. Mais il reste sceptique par principe : « Il existe un oiseau sacré qu’on appelle le phénix. Je ne l’ai moi-même vu qu’en peinture ». Son œuvre reste une immense source d’informations fiables sur le monde antique, sur les cultures et les politiques, mais aussi sur la vie ordinaire et même sur des produits comme le caviar, les cerises, le coton et une certaine huile (notre pétrole)… Les archéologues pourront confirmer nombre de ses écrits.
L’œuvre d’Hérodote inspirera toute la pensée critique européenne. En incluant la capacité d’une auto critique rationnelle. Grec représentatif de la révolution culturelle antique dans laquelle il s’inscrit, il est fier de l’être. Et c’est en étant lui-même qu’il parvient à l’empathie envers les autres peuples. Il constate au début de l’enquête le fait que des noms ont été donnés aux trois parties du monde : Asie, Lybie (Afrique) et Europe. Il s’inscrira au cœur de l’histoire de la civilisation européenne.