Comment peut-on être Européen ?
L’aventure de l’idée européenne
Un article de Roger Le Fers, professeur honoraire en classes préparatoires aux grandes écoles, président du Cercle Condorcet des Alpes-Maritimes.
Nous sommes « des héritiers, mais, pour sauver un héritage, il faut être capable de le conquérir à nouveau ». Cette phrase de Raymond Aron, écrite à la veille de la Seconde guerre mondiale, nous concerne directement en tant qu’Européens, en cette période de tensions au sein de l’Europe, de montée des nationalismes, des replis identitaires et des intolérances religieuses et politiques. Il ne faut pas nous désaffilier de l’histoire (Jean-Paul Le Goff), c’est une tâche capitale ! Héritage et transmission dans un esprit d’ouverture à l’autre, d’hospitalité et de libre critique sont au cœur de l’europanéité. Nous sommes aussi les dépositaires d’une histoire européenne et des engagements de tous les penseurs, qui ont soit tenté de comprendre et de définir ce qu’est l’Europe et son identité toujours en mouvement, soit cherché à exprimer un idéal d’unité et de concorde, en élaborant des projets culturel, spirituel, politique, économique et social, à visée européenne voire universaliste. Il faut donc nous placer dans une perspective qui concerne à la fois l’histoire de l’idée d’Europe et l’histoire de l’idée européenne, mais nous privilégierons cette seconde dimension, même si tous les deux sont liées.
La première répond à la question : « Qu’est-ce que l’Europe ? » à travers les définitions des géographes, des historiens, des philosophes, des sociologues ; la seconde est l’interrogation suivante : « Quels projets de rapprochement des peuples et des Etats d’Europe et d’organisation à l’échelle européenne ont vu le jour au cours de l’histoire ? ». Il s’agira seulement d’une tentative de mise en valeur des idées-forces qui demanderaient des approfondissements, bien sûr, en raison de la richesse de cette histoire ; mais cette présentation a pour but de montrer que la réflexion sur la citoyenneté européenne s’inscrit dans un long cheminement de la pensée de ce que nous appelons une « aventure de l’idée européenne ». Ce mot « aventure », que l’on peut mettre aussi au pluriel, exprime que cette idée a connu des moments et des phases d’élaboration décisifs, des avancées et des progrès, des reculs et des vicissitudes, des lumières et des ténèbres, des enthousiasmes et des défiances… Ce n’est qu’à partir des années 50 du XXème siècle, cet « âge des extrêmes » (Eric Hobsbawn), après deux conflits terribles et meurtriers, que l’idée est devenue réalité avec les commencements de la construction européenne, œuvre à nulle autre pareille dans l’histoire par son caractère volontariste et contractuel fondé sur le Droit et non sur la force, comme, déjà, le proposait Emmanuel Kant pour qui l’Europe ne pouvait qu’inventer un modèle « dont l’histoire ne fournit pas d’exemple ».
Evoquons quelques penseurs, disons des penseurs du futur, des visionnaires qui furent des « passeurs d’entente entre les peuples » (Federico Chabod), dans les contextes de leur époque et dont les contributions sont autant de jalons sur le parcours multiséculaire de l’idée européenne : Erasme, Sully, Montesquieu, Abbé de Saint-Pierre, Rousseau, Kant, Condorcet, Victor Hugo, Mazzini, Garibaldi, Nietzsche, Stefan Zweig, Aristide Briand, Coudenhove Kalergi, et Jean Monnet et Robert Schuman, deux « pères fondateurs » de l’Union européenne. L’idée européenne plonge ses racines dans les héritages grec, romain et chrétien-médiéval. L’apport décisif commence avec la Renaissance qui fait retour vers l’héritage antique, et l’idée européenne s’affirme, hors des cadres religieux, au siècle des Lumières avec la création d’un « espace public » européen de discussion. L’idée européenne fut toujours l’expression d’une « pensée tensive » au sein de laquelle s’exprimaient conjointement et conflictuellement le « cosmopolitisme de la raison » et « contraintes politiques et économiques de la puissance », comme l’écrivait le regretté André Tosel.
Sans étudier le mythe grec de l’enlèvement par Zeus, sous la forme d’un taureau blanc, de la princesse phénicienne de Tyr au Liban, Europe, et emportée par lui en Crète, précisons qu’une interprétation de l’étymologie du mot grec « Europè » postule deux racines : « « eurus » qui signifie « large » et « ops » « œil », et que dès le XVIème siècle, Henri Stéphane, dans son « Thésaurus », traduit ainsi : « Eury-Opis », « celle qui a le regard large » – éloquente propriété pour notre sujet.
L’objet de cette note est de présenter le développement historique cette pensée tout en soulignant à chaque étape les thèmes communs et les originalités qui s’y déploient – par exemple, l’idée de la paix qui est centrale et celle de la liberté, les questions des nationalités, du nationalisme et du cosmopolitisme, celles de la forme juridique de l’Etat et des relations entre Etats (confédération, fédération, idée des Etats-Unis d’Europe, souveraineté nationale – l’organisation des rapports au sein de l’union de l’Europe est constamment traversée par la dualité coopération/intégration), celle de la citoyenneté, y sont fréquemment soulevées, et les propositions sont souvent audacieuses pour leur époque. L’utopie et l’idéal ont leur part dans l’élaboration de l’idée européenne, comme d’ailleurs dans celle de la République universelle de divers penseurs. L’identité de l’Europe y est présente explicitement ou en filigrane car elle est « une responsabilité à chaque époque », selon le philosophe Karl Jaspers qui eut à souffrir de l’oppression nazie.
Proposons trois grands axes chronologiques pour suivre cette aventure de l’idée européenne :
A partir du XVIème siècle avec l’élaboration de projets audacieux de concorde en Europe : la fin de l’Europe en tant que christianitas et la pensée des nouveaux principes de l’unité européenne ;
L’affirmation de la conscience européenne au siècle des Lumières et sa dialectique contradictoire avec le principe des nationalités jusqu’à la veille de la Première guerre mondiale ;
L’idéal européen fracassé par les deux guerres mondiales mais le défi de la paix et de l’unité relevé par des penseurs et des hommes politiques pour que l’idée européenne devienne réalité.
Texte intégral de l’étude du Cercle Condorcet des Alpes-Maritimes:
L’AVENTURE DE L’IDEE EUROPEENNE