Comment peut-on être Européen ?
Sur l’alliance des nationalismes français et russes
Une histoire chaotique racontée par le menu dans « Paris-Moscou. Un siècle d’extrême-droite » (Seuil), un livre de l’historien Nicolas Lebourg et du politologue Olivier Schmitt.
Cette alliance est à l’opposé de la grande tentative de Maison commune européenne, démocratique, pacifique et prospère, menée par Michaël Gorbatchev et son entourage russe progressiste. De la mobilisation des Russes blancs réfugiés en France contre le pouvoir soviétique aux relations entre le Kremlin et le Rassemblement national, c’est une histoire marginale puis notable que nous détaillent avec érudition les deux auteurs. Nicolas Lebourg est historien, spécialiste de l’extrême-droite, chercheur au Centre d’études politiques de l’Europe latine (CEPEL) à l’université de Montpellier, animateur du site « Fragment sur les Temps Présents ». Olivier Schmitt est professeur de science politique au Centre sur les Études de Guerre, de l’Université du Sud-Danemark, directeur des études et de la recherche à l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN).
Ce sont près de 100.000 Russes blancs qui choisissent de s’installer en France à la suite de la révolution russe de 1917. Très éduqués en général, ils sont fortement concentrés dans les régions parisienne et niçoise. Considérés comme des apatrides par l’administration, ils constituent 2 % des étrangers établis en France, mais 90 % des immigrés politiques. Leur histoire est haute en couleur. On retrouve parmi eux le communiste libertaire ukrainien Nestor Makhno, le social démocrate franc-maçon Alexandre Kerenski, Léon Trotsky (de 1933 à 1935). Et surtout un grand nombre de nostalgiques du tsarisme, divisés en de multiples associations anticommunistes. Ces partisans d’une restauration impériale et cléricale ne suscitent que peu d’intérêt dans l’extrême-droite française, structurée au sein de l’Action française. Celle-ci se veut rationnelle, organisée pour une revanche face à l’Allemagne. Alors que la diaspora russe blanche est pétrie de mysticisme et pro germanique.
Dans le foisonnement politico-intellectuel russe blanc, un courant notable dénature les travaux et les engagements de Léon Bourgeois sur le solidarisme. Alors que celui-ci est humaniste, prix Nobel de la Paix, inspirateur et premier président de la Société des Nations, les solidaristes organisés notamment dans l’ « Alliance nationale du travail » (Народно-трудовой союз российских солидаристов НТС) sont des nationalistes souvent antisémites. Pendant la guerre, nationalistes français et russes se retrouveront aux côtés des nazis, dans la division Charlemagne et l’Armée Vlassov…
Après guerre, les nationalistes français se réorganisent autour de la guerre d’Algérie qui ne concerne pas les nationalistes russes. C’est à partir des années 70 qu’une véritable convergence s’opère dans l’anticommunisme et la défense de l’Occident menée par les Etats-Unis. La question de l’alliance avec l’État d’Israël divise ces milieux. Les théories de l’Eurasie sont discutées. Apparues au milieu du XIX° siècle, elles prônent une sorte d’union culturelle entre l’Europe et une partie de l’Asie, aux frontières mal définies. La Russie n’est plus vue comme un adversaire, vecteur du communisme international, mais, au contraire, comme le pays qui peut maintenir la grandeur traditionnelle de l’ensemble du continent.
Ces conceptions sont parallèles avec l’essor de la géopolitique, comme science qui acquiers progressivement ses lettres de noblesse scientifiques. La Russie est vue par nombre de nationalistes français et russes devenus européistes comme la gardienne d’un ordre racial. Les groupuscules, associations, partis, une quarantaine de journaux, sont nombreux même si leurs effectifs respectifs restent modestes. Quelques espions soviétiques n’ont pas manqué de les infiltrer. Des intellectuels émergent : Jean Thiriart, qui prône une sorte de jacobinisme continental, Marc Augier, ancien SS devenu écrivain à succès sous le pseudonyme de Saint Loup… La mouvance dite de la Nouvelle droite, consacre plusieurs articles à sa version de l’Europe réunis dans un numéro hors série du magazine « Eléments ». Mais c’est surtout le russe Alexandre Douguine (ci-contre) qui repense et diffuse largement les thèses sur l’Eurasisme dans de nombreuses conférences et ouvrages traduits dans plusieurs langues.
Tant qu’elle a existé l’URSS est restée bien évidement et essentiellement en relations avec les Partis communistes. A partir de 1992 tout change. Le Front national a d’abord eu des sympathies envers les nationalistes ukrainiens, reposant plus sur l’antisoviétisme que sur un engagement européen authentique. Son souverainisme droitier n’a guère changé avec la présidence de Marine Le Pen ni avec son changement de dénomination en Rassemblement national. Point de thèse eurasiste, mais une hostilité sournoise à l’Union européenne et un soutien politique et financier avéré de la Russie de Vladimir Poutine. Son attractivité politique va bien au-delà des partis d’extrême-droite. Ceux-ci sont d’ailleurs divisés entre atlantistes et pro-russes. Un défi majeur pour celles et ceux qui s’investissent dans la construction d’une Europe démocratique, paisible et prospère.